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Revue de l’Institut du Monde et du Développement | 131
« Mes pensées ont pris enfin une forme définitive et je les ai jetées sur le
papier. Avec un artiste – dessinateur de premier ordre –, j’ai ébauché ce cro-
quis, et l’ayant terminé, je l’ai fait graver afin de le rendre accessible à tous.
Le dessin représente les États européens sous l’aspect de génies que
l’archange Michel, envoyé par le ciel, invite à s’unir au nom de la défense de
la Croix pour résister à l’envahissement du bouddhisme, du paganisme et de
la barbarie. L’union de toutes les nations européennes dans la résistance est
17
spécialement désirable » . Ce tableau intitulé Le péril jaune avec la légende :
« Puisqu’il en est ainsi, nations d’Europe, protégez vos possessions les plus
sacrées ! », est amélioré par un peintre renommé de Cassel, Hermann Knack-
fuss.
Reproduit en gravure, il est distribué à tous les chefs d’État, y compris au
président Carnot. Si le Kaiser agite la menace du péril jaune, c’est aussi
parce qu’elle peut constituer un puissant ferment fédérateur d’une Europe
divisée, et justifier l’intervention des grandes puissances en Chine. Naturel-
lement, cette fédération serait sous l’influence dominante du peuple allemand
qui est le plus conscient du péril en question. Il en parle donc à tout le
monde, et en particulier au roi d’Angleterre qui hausse les épaules. Si per-
sonne ne croit en la réalité de ce péril, cette œuvre produit un effet néfaste au
Japon : « Notre situation extérieure avait empiré au Japon depuis la retraite
du prince de Bismarck […], elle le fut plus encore par le malencontreux ta-
bleau de l’Empereur et la légende qu’il y avait mise : Peuples d’Europe,
prenez garde à vos biens les plus sacrés. Personne ne comprenait comment
la douce doctrine de Bouddha aurait pu menacer les biens les plus sacrés de
l’humanité européenne. Mais Guillaume, souvent entêté malgré la versatilité
de son humeur, s’était tellement ancré dans cette erreur que tout Japonais lui
était antipathique. Malgré mes représentations et celles d’autres personnes, il
traitait avec arrogance les diplomates et militaires de ce pays : il avait forcé
Ballin et Wiegand, directeurs de la Hambourg-America et du Norddeutscher
Lloyd de Brême à faire suspendre son grotesque tableau dans les bateaux de
leurs lignes d’Extrême-Orient, à la joie des Anglais. De cette blessure faite
aux sentiments japonais, ils tirèrent jusqu’au dernier jour du gouvernement
18
de l’Empereur un profit considérable » .
III. Le poing allemand ganté de fer
Les chancelleries européennes sont persuadées que la Chine, en pleine décom-
position politique, est destinée à perdre toute indépendance. Lorsque le 4 no-
17 Guillaume II, Lettre à Nicolas II du 26 septembre 1895.
18 Bülow, Mémoires, Plon, 1930-1931.
RIMD – n o 3 – 2012
« Mes pensées ont pris enfin une forme définitive et je les ai jetées sur le
papier. Avec un artiste – dessinateur de premier ordre –, j’ai ébauché ce cro-
quis, et l’ayant terminé, je l’ai fait graver afin de le rendre accessible à tous.
Le dessin représente les États européens sous l’aspect de génies que
l’archange Michel, envoyé par le ciel, invite à s’unir au nom de la défense de
la Croix pour résister à l’envahissement du bouddhisme, du paganisme et de
la barbarie. L’union de toutes les nations européennes dans la résistance est
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spécialement désirable » . Ce tableau intitulé Le péril jaune avec la légende :
« Puisqu’il en est ainsi, nations d’Europe, protégez vos possessions les plus
sacrées ! », est amélioré par un peintre renommé de Cassel, Hermann Knack-
fuss.
Reproduit en gravure, il est distribué à tous les chefs d’État, y compris au
président Carnot. Si le Kaiser agite la menace du péril jaune, c’est aussi
parce qu’elle peut constituer un puissant ferment fédérateur d’une Europe
divisée, et justifier l’intervention des grandes puissances en Chine. Naturel-
lement, cette fédération serait sous l’influence dominante du peuple allemand
qui est le plus conscient du péril en question. Il en parle donc à tout le
monde, et en particulier au roi d’Angleterre qui hausse les épaules. Si per-
sonne ne croit en la réalité de ce péril, cette œuvre produit un effet néfaste au
Japon : « Notre situation extérieure avait empiré au Japon depuis la retraite
du prince de Bismarck […], elle le fut plus encore par le malencontreux ta-
bleau de l’Empereur et la légende qu’il y avait mise : Peuples d’Europe,
prenez garde à vos biens les plus sacrés. Personne ne comprenait comment
la douce doctrine de Bouddha aurait pu menacer les biens les plus sacrés de
l’humanité européenne. Mais Guillaume, souvent entêté malgré la versatilité
de son humeur, s’était tellement ancré dans cette erreur que tout Japonais lui
était antipathique. Malgré mes représentations et celles d’autres personnes, il
traitait avec arrogance les diplomates et militaires de ce pays : il avait forcé
Ballin et Wiegand, directeurs de la Hambourg-America et du Norddeutscher
Lloyd de Brême à faire suspendre son grotesque tableau dans les bateaux de
leurs lignes d’Extrême-Orient, à la joie des Anglais. De cette blessure faite
aux sentiments japonais, ils tirèrent jusqu’au dernier jour du gouvernement
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de l’Empereur un profit considérable » .
III. Le poing allemand ganté de fer
Les chancelleries européennes sont persuadées que la Chine, en pleine décom-
position politique, est destinée à perdre toute indépendance. Lorsque le 4 no-
17 Guillaume II, Lettre à Nicolas II du 26 septembre 1895.
18 Bülow, Mémoires, Plon, 1930-1931.
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