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128 | Le péril jaune est en nous

Si certains admettent que cette armée, brave, résistante et disciplinée, pré-
sente une « brillante façade », il ne s’agit peut-être que d’un « trompe-l’œil »,
sorte de « machinette montée qui fonctionne à la manière des joujoux du
Premier de l’an… jusqu’à ce que le ressort casse ». D’autres pensent au con-
traire que l’armée des petits Nippons affolés de progrès, grisés de civilisa-
tion, impatients de nous ressembler et épris de l’Occident jusqu’en sa barba-
rie savante, n’est « pas une simple amusette à ranger avec les bibelots de
Madame Chrysanthème ». Pour le Japon, il s’agirait « de gagner définiti-
vement le titre de grande puissance civilisée, en exterminant quelques cen-
taines de mille voisins par les procédés de guerre les plus récents, les plus
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scientifiques » .
Alexandre Halot précise que le livre de Pierre Loti, Madame Chrysanthème,
constitue bien en 1894 la principale référence sur le Japon : « Nous fûmes
alors tout naturellement amenés à nous imaginer une contrée peuplée uni-
quement de délicieuses mousmés, s’appelant toutes Madame Chrysanthème
et descendues de leurs paravents pour avoir le plaisir de nous offrir
d’innombrables tasses de thé. La fabrication d’objets de laque et de cloison-
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nés nous apparaissait comme la seule activité possible pour les Japonais » .
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Rappelons que c’est en 1888 que Pierre Loti publie Madame Chrysanthème .
Cet ouvrage réédité en 1893 chez Calmann Lévy, un an tout juste avant le con-
flit sino-japonais, devient pour le grand public le livre incontournable sur le
Japon dont il constitue la principale référence. Dans une lettre célèbre à son
frère Théo, Vincent Van Gogh s’y réfère. Ce livre véhicule des clichés corres-
pondant à une vision d’un Japon exotique et traditionnel qui n’a pas encore subi
de plein fouet l’influence occidentale dont Loti déplore d’ailleurs les effets.
Images d’un pays peuplé de petites mousmés avec « des petits yeux de chat
naissant », de masques grimaçants, de manches à robes pagodes, d’ombrelles
rondes, de bonzaï, de lanternes, de petits meubles ingénieux, de « bols en minia-
ture pour faire la dînette », de Bouddhas, de paravents, de potiches, d’éventails,
de kiserus, de kakemonos, de samouraïs à deux sabres, et où « les choses
n’arrivent jamais qu’à un semblant de grandeur ». Vision d’un ancien monde
voué à disparaître, car à force de « singer » les Européens, le pays tout entier
basculera dans la modernité, et « il viendra un temps où la terre sera bien en-
nuyeuse à habiter, quand on l’aura rendue pareille d’un bout à l’autre ».
Émile Hovelaque précise également qu’en 1894, on prévoyait la victoire de
la Chine à cause de l’image qu’on se faisait du Japon à travers Madame
Chrysanthème. Les observateurs européens disaient « que la force de la Chine

10 L’Illustration, 18 août 1894.
11 A. Halot, op. cit.
12 P. Loti, Madame Chrysanthème, Calmann Lévy, 1888.


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