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124 | Le péril jaune est en nous
« Nous avons besoin du regard des étrangers
pour nous voir nous-mêmes dans notre intégri-
té. Notre multiplicité humaine nous échappe si
nous n’écoutons pas d’autres voix,
n’entendons pas avec d’autres oreilles, et ne
1
voyons pas avec d’autres yeux. »
La Chine et le Japon ont été perçus par les Occidentaux dans une variété
d’attitudes révélatrices de conflits d’intérêts, de rivalités politiques et so-
2
ciales, de fièvre coloniale galopante par des pays atteints de « kilométrie »
aigüe, de concurrence effrénée pour le contrôle du commerce et la domina-
tion du monde. Certains découvrent dans le péril jaune des vertus politiques,
et le manipulent afin de justifier des visées impérialistes. D’autres, redoutant
un prélude d’apocalypse, tirent le signal d’alarme. Le véritable péril jaune,
c’est aussi la menace économique que constituent les bas salaires en Asie.
D’autres encore, sourient à sa seule évocation, n’y voyant qu’un « simple
3
conte de nourrice » élaboré par des cerveaux surchauffés. Enfin, les plus
optimistes le considèrent comme un bienfait débouchant sur une renaissance
de l’Europe par l’Asie. Quoi qu’il en soit, ce péril, sorte de chimère accou-
chée par la peur, se nourrit de préjugés alimentant les phantasmes les plus
extravagants qui transforment les éclats de rire en grimaces d’épouvante.
Régulièrement, il renaît dans l’imaginaire des peuples pour qui l’Asie mysté-
rieuse demeure toujours énigmatique. En 1906, René Pinon, historien et
journaliste, écrivait : « L’énigme, indéchiffrable pour nous, de l’âme jaune,
ajoute à tout ce qui vient d’Extrême-Orient, quelque chose de ce frisson que
l’homme éprouve toujours en face des secrets qu’il ne peut pénétrer : les
Romains durent connaître un sentiment analogue en présence des profon-
e
4
deurs insondées de la barbarie » . Au tournant du XX siècle, les « bar-
bares », pour les Asiatiques, ce sont ces Européens aux « grands pieds » qui
bousculent des habitudes séculaires, qui volent les yeux des enfants pour en
faire des médicaments, et qui provoquent la colère du dragon blessé par les
tranchées qu’ils creusent pour construire des voies ferrées. Par un jeu de
miroirs, étrange face à face basé sur la suspicion, pour ces mêmes Européens,
les « barbares », ce sont ces Asiatiques au caractère énigmatique avec leurs
coutumes d’un autre âge.
Aujourd’hui, le spectre du péril jaune inquiète Washington qui regarde avec
anxiété la croissance économique de la Chine susceptible de lui ravir sa place
1 H. Suyin, Grands dossiers de L’Illustration. La Chine, 1987, préface.
2 A. Vambéry, Le péril jaune, Gustave Ranschburg, Budapest, 1904, p. 12.
3 A. Vambéry, op. cit., p. 12.
4 R. Pinon, La lutte pour le Pacifique, 1906, Perrin, p. 191.
RIMD – n o 3 – 2012
« Nous avons besoin du regard des étrangers
pour nous voir nous-mêmes dans notre intégri-
té. Notre multiplicité humaine nous échappe si
nous n’écoutons pas d’autres voix,
n’entendons pas avec d’autres oreilles, et ne
1
voyons pas avec d’autres yeux. »
La Chine et le Japon ont été perçus par les Occidentaux dans une variété
d’attitudes révélatrices de conflits d’intérêts, de rivalités politiques et so-
2
ciales, de fièvre coloniale galopante par des pays atteints de « kilométrie »
aigüe, de concurrence effrénée pour le contrôle du commerce et la domina-
tion du monde. Certains découvrent dans le péril jaune des vertus politiques,
et le manipulent afin de justifier des visées impérialistes. D’autres, redoutant
un prélude d’apocalypse, tirent le signal d’alarme. Le véritable péril jaune,
c’est aussi la menace économique que constituent les bas salaires en Asie.
D’autres encore, sourient à sa seule évocation, n’y voyant qu’un « simple
3
conte de nourrice » élaboré par des cerveaux surchauffés. Enfin, les plus
optimistes le considèrent comme un bienfait débouchant sur une renaissance
de l’Europe par l’Asie. Quoi qu’il en soit, ce péril, sorte de chimère accou-
chée par la peur, se nourrit de préjugés alimentant les phantasmes les plus
extravagants qui transforment les éclats de rire en grimaces d’épouvante.
Régulièrement, il renaît dans l’imaginaire des peuples pour qui l’Asie mysté-
rieuse demeure toujours énigmatique. En 1906, René Pinon, historien et
journaliste, écrivait : « L’énigme, indéchiffrable pour nous, de l’âme jaune,
ajoute à tout ce qui vient d’Extrême-Orient, quelque chose de ce frisson que
l’homme éprouve toujours en face des secrets qu’il ne peut pénétrer : les
Romains durent connaître un sentiment analogue en présence des profon-
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deurs insondées de la barbarie » . Au tournant du XX siècle, les « bar-
bares », pour les Asiatiques, ce sont ces Européens aux « grands pieds » qui
bousculent des habitudes séculaires, qui volent les yeux des enfants pour en
faire des médicaments, et qui provoquent la colère du dragon blessé par les
tranchées qu’ils creusent pour construire des voies ferrées. Par un jeu de
miroirs, étrange face à face basé sur la suspicion, pour ces mêmes Européens,
les « barbares », ce sont ces Asiatiques au caractère énigmatique avec leurs
coutumes d’un autre âge.
Aujourd’hui, le spectre du péril jaune inquiète Washington qui regarde avec
anxiété la croissance économique de la Chine susceptible de lui ravir sa place
1 H. Suyin, Grands dossiers de L’Illustration. La Chine, 1987, préface.
2 A. Vambéry, Le péril jaune, Gustave Ranschburg, Budapest, 1904, p. 12.
3 A. Vambéry, op. cit., p. 12.
4 R. Pinon, La lutte pour le Pacifique, 1906, Perrin, p. 191.
RIMD – n o 3 – 2012

