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126 | Le péril jaune est en nous
Par un effet de stéréotype à bascule, cette vision d’un continent européen à la
dérive et en pleine décadence est à rapprocher de la perception que les Euro-
péens avaient de la Chine il y a un peu plus d’un siècle lorsqu’elle était re-
présentée dans le dessin satirique par un mandarin âgé avec sa grande natte et
ses ongles démesurément longs, symbole d’un pays exotique atteinte d’une
« incurable vieillesse » telle que nous la dépeint Victor Bérard en 1905.
D’après l’auteur, l’Asie souffre du « servile respect de toutes les forces di-
vines et humaines », du « culte des lois et des idées transmises », du « rado-
tage des gestes et des paroles », du « resserrement de l’horizon », et souvent
de « l’appétit de la mort ». Face à l’Européen qui veut « tout plier à ses cal-
culs » et poursuit sa route vers « la conquête de l’univers livré aux attentats
de la pensée », l’Asie incarne « la courbette de l’humanité aux forces brutales
ou ensorcelantes des êtres et des choses, et la résignation des foules incons-
cientes, abêties ou terrorisées, devant les lois mystérieuses et les énergies
défrénées du monde ». Autrefois, les hauts plateaux mongols avaient servi de
carrière à des coureurs affamés qui, une fois descendus dans les plaines
riches de la Chine, ont délacé leurs harnais de guerre pour s’amollir dans des
lits « trop rembourrés de plaisirs et de vices ». Ils ont alors « adopté la robe
traînante » et imité « les mièvreries et les délicatesses » des femmes en som-
brant « dans l’inertie et la crapule ». Déchirant ou écartant le rideau qui leur
voilait ces terres mystérieuses, les Européens ont découvert le spectacle la-
7
mentable de ces conquérants « alanguis ou émasculés » . De même, à la
même époque, le Japonais Sakurai, nous dépeint les Chinois comme les
8
« derniers vestiges ignorants et cupides d’une race en décadence » .
e
En effet, au XIX siècle, poussés par la révolution industrielle qui les a at-
teints bien avant d’arriver en Asie, les pays européens se lancent à la con-
e
quête du monde. Puis, au tournant du XX siècle, avec l’ouverture prochaine
du canal de Panama, l’axe du monde s’éloigne de la vieille Europe et se re-
positionne vers les régions du Pacifique baignant les rivages de la Chine et
du Japon. C’est là que gisent les richesses de l’avenir convoitées par les na-
tions industrialisées qui cherchent des débouchés pour leurs produits auprès
d’inépuisables réservoirs d’hommes, et où se trouvent de fabuleuses mines
capables de les approvisionner en matières premières. Dans The sea Power,
Mahan écrit que la domination des mers ouvre la voie à la maîtrise du com-
merce international, et à l’hégémonie universelle. Cette thèse correspond aux
convictions de Guillaume II qui dévore le livre, et essaye même de
l’apprendre par cœur. Il consacrera alors tous ses efforts à la construction
d’une puissante marine de guerre capable de rivaliser avec celle de
7 V. Bérard, La révolte de l'Asie, A. Colin, 1904.
8 Sakurai, Mitraille humaine, Challamel, 1913.
RIMD – n o 3 – 2012
Par un effet de stéréotype à bascule, cette vision d’un continent européen à la
dérive et en pleine décadence est à rapprocher de la perception que les Euro-
péens avaient de la Chine il y a un peu plus d’un siècle lorsqu’elle était re-
présentée dans le dessin satirique par un mandarin âgé avec sa grande natte et
ses ongles démesurément longs, symbole d’un pays exotique atteinte d’une
« incurable vieillesse » telle que nous la dépeint Victor Bérard en 1905.
D’après l’auteur, l’Asie souffre du « servile respect de toutes les forces di-
vines et humaines », du « culte des lois et des idées transmises », du « rado-
tage des gestes et des paroles », du « resserrement de l’horizon », et souvent
de « l’appétit de la mort ». Face à l’Européen qui veut « tout plier à ses cal-
culs » et poursuit sa route vers « la conquête de l’univers livré aux attentats
de la pensée », l’Asie incarne « la courbette de l’humanité aux forces brutales
ou ensorcelantes des êtres et des choses, et la résignation des foules incons-
cientes, abêties ou terrorisées, devant les lois mystérieuses et les énergies
défrénées du monde ». Autrefois, les hauts plateaux mongols avaient servi de
carrière à des coureurs affamés qui, une fois descendus dans les plaines
riches de la Chine, ont délacé leurs harnais de guerre pour s’amollir dans des
lits « trop rembourrés de plaisirs et de vices ». Ils ont alors « adopté la robe
traînante » et imité « les mièvreries et les délicatesses » des femmes en som-
brant « dans l’inertie et la crapule ». Déchirant ou écartant le rideau qui leur
voilait ces terres mystérieuses, les Européens ont découvert le spectacle la-
7
mentable de ces conquérants « alanguis ou émasculés » . De même, à la
même époque, le Japonais Sakurai, nous dépeint les Chinois comme les
8
« derniers vestiges ignorants et cupides d’une race en décadence » .
e
En effet, au XIX siècle, poussés par la révolution industrielle qui les a at-
teints bien avant d’arriver en Asie, les pays européens se lancent à la con-
e
quête du monde. Puis, au tournant du XX siècle, avec l’ouverture prochaine
du canal de Panama, l’axe du monde s’éloigne de la vieille Europe et se re-
positionne vers les régions du Pacifique baignant les rivages de la Chine et
du Japon. C’est là que gisent les richesses de l’avenir convoitées par les na-
tions industrialisées qui cherchent des débouchés pour leurs produits auprès
d’inépuisables réservoirs d’hommes, et où se trouvent de fabuleuses mines
capables de les approvisionner en matières premières. Dans The sea Power,
Mahan écrit que la domination des mers ouvre la voie à la maîtrise du com-
merce international, et à l’hégémonie universelle. Cette thèse correspond aux
convictions de Guillaume II qui dévore le livre, et essaye même de
l’apprendre par cœur. Il consacrera alors tous ses efforts à la construction
d’une puissante marine de guerre capable de rivaliser avec celle de
7 V. Bérard, La révolte de l'Asie, A. Colin, 1904.
8 Sakurai, Mitraille humaine, Challamel, 1913.
RIMD – n o 3 – 2012

